Lundi 13 décembre

 

 

Un Thunderbolt A-10

 

C’était beaucoup plus amusant que les DC-9. Le commandant Andy Richardson avait plus de dix mille heures de vol en DC-9, et seulement six cents avec son chasseur Thunderbolt II A-10, mais ce petit biréacteur lui plaisait bien plus. Richardson appartenait au 175e groupe tactique de combat de la surveillance aérienne nationale du Maryland. Habituellement, son escadrille opérait à partir d’un petit aérodrome militaire, à l’est de Baltimore. Mais deux jours plus tôt, quand son unité avait été appelée, le 175e et six autres groupes de surveillance nationale et de réserve étaient venus embouteiller la base aérienne déjà active de Loring, dans le Maine. Ils avaient décollé à minuit, et venaient de se ravitailler en vol une demi-heure plus tôt, à quinze cents kilomètres au large de la côte atlantique. A présent, Richardson et ses trois coéquipiers volaient au ras des eaux noires à six cents kilomètres à l’heure.

A cent cinquante kilomètres derrière les quatre chasseurs, quatre-vingt-dix avions suivaient à dix mille mètres d’altitude, en formation que les Soviétiques auraient jugée tout à fait semblable à un escadron d’assaut, une mission d’attaque de chasseurs tactiques armés. C’était exactement cela – et aussi une feinte. La mission véritable concernait l’équipe des quatre appareils qui volaient à quarante mètres au-dessus de l’eau.

Richardson adorait l’A-10, et d’ailleurs tous ceux qui en pilotaient l’appelaient « Phacochère » avec une affection désinvolte. Pratiquement tous les avions tactiques avaient un profil satisfaisant, dû au besoin de vitesse et de manœuvrabilité pendant le combat. Mais pas le Phacochère, qui était sans doute le coucou le plus laid que l’aviation américaine eût jamais construit. Ses turboréacteurs jumeaux pendaient comme des ajouts hâtifs à la double dérive de queue, qui elle-même évoquait les années trente. Ses ailes comme des dalles n’avaient pas un iota d’angle de flèche et, en plus, elles s’incurvaient au milieu pour tenir un train d’atterrissage encombrant. Le dessous des ailes était littéralement clouté de pointes pour pouvoir transporter l’artillerie, tandis que le fuselage était construit autour de l’arme première de l’appareil, à savoir le canon rotatif GAU-8 de trente millimètres, spécialement conçu pour détruire les tanks soviétiques.

Pour la mission de cette nuit, l’escadrille de Richardson avait un plein chargement d’obus à charge d’uranium réduite pour leurs canons Avenger, et deux bombes Rockeye anti-personnel, ainsi que des armes antitank supplémentaires. Juste au-dessous du fuselage se trouvait une nacelle Lantirn (infrarouge pour la navigation à basse altitude et le tir de nuit) ; tous les autres postes d’artillerie sauf un étaient occupés par des réservoirs de carburant.

Le 175e avait été le premier escadron de surveillance nationale équipé de Lantirn. Il s’agissait d’un petit ensemble de systèmes électroniques et optiques permettant au Phacochère de voir la nuit en volant à l’altitude minimale pour chercher des cibles. Ces systèmes projetaient un affichage sur le pare-brise de l’avion, ce qui avait pour effet de transformer la nuit en jour, et de rendre le profil de la mission un peu moins périlleux. A côté de chaque nacelle Lantirn se trouvait un objet de plus petite taille qui, contrairement aux obus de canon et aux Rockeyes, devait servir cette nuit.

Richardson ne s’inquiétait pas des risques de la mission – il s’en réjouissait au contraire. Deux de ses trois camarades étaient, comme lui, pilotes de ligne, et le troisième poudreur de récoltes, tous expérimentés dans la tactique en rase-mottes. Et c’était une bonne mission.

La séance de préparation, menée par un officier de marine, avait duré plus d’une heure. Ils allaient rendre visite à la marine soviétique. Richardson avait lu dans les journaux que les Russes manigançaient quelque chose et, quand il avait appris au cours de la séance qu’ils envoyaient leur flotte traîner ses bottes si près de la côte américaine, tant d’audace l’avait révolté. Il avait appris avec rage qu’un de leurs minables petits chasseurs avait tiré en passant sur un Tomcat de la marine, la veille, blessant très gravement un officier. Il se demandait pourquoi la marine était tenue à l’écart de la réaction. La presque totalité du groupe aérien de Saratoga était visible sur les pistes en béton de Loring, aligné près des B-52, des Intruders A-6E, et des Hornets F-18 avec leurs chariots de chargement d’artillerie à quelques mètres de là. Il devinait que sa mission n’était que le premier acte, la partie la plus délicate. Pendant que les Soviétiques auraient les yeux rivés sur l’escadron d’assaut qui apparaîtrait en bordure de leur champ de portée SAM, son groupe de quatre chasseurs s’élancerait sous couverture radar jusqu’à leur vaisseau amiral, le croiseur nucléaire de combat Kirov. Pour livrer un message.

Il était surprenant que les hommes de la garde aient été sélectionnés pour cette mission. Près de mille appareils tactiques étaient mobilisés en ce moment même sur la côte Est, près d’un tiers d’entre eux étant plus ou moins réservistes, et Richardson supposait que c’était là une partie du message. Une opération tactique de grande difficulté était menée par des aviateurs de seconde ligne, tandis que les escadrilles régulières se tenaient prêtes sur les pistes d’envol de Loring, de McGuire, de Dover, de Pease, et de nombreuses autres bases depuis la Virginie jusqu’au Maine, ravitaillement fait, mission expliquée, prêts à décoller. Près de mille avions ! Richardson sourit. Il n’y aurait pas assez de buts pour tout le monde.

« Chef de seconde ligne, ici Sentry-Delta. Relèvement du but zéro-quatre-huit, distance quatre-vingts kilomètres. Route un-huit-cinq, vitesse vingt. »

Richardson ne répondit pas à la transmission par radio codée. Le vol était sous EMCON. Le moindre bruit électronique aurait risqué d’alerter les Soviétiques. Il avait même éteint son radar de tir, et seuls son infrarouge passif et ses détecteurs de télévision à clarté réduite fonctionnaient. Il jeta un bref coup d’œil à droite et à gauche. Pilotes de seconde ligne, merde ! maugréa-t-il. Chacun des hommes de cette mission avait au moins quatre mille heures, bien plus que la plupart des pilotes réguliers n’en auraient jamais, bien plus que la plupart des astronautes, et leurs coucous étaient entretenus par des types qui bricolaient les avions parce qu’ils aimaient cela. La vérité de l’affaire, c’était que son escadrille avait un meilleur taux de disponibilité d’appareils que toute autre escadrille, et qu’elle avait eu moins d’accidents que tous ces petits jeunes prétentieux qui pilotaient les Phacochères en Angleterre et en Corée. Ils allaient le faire voir aux Russkoffs.

Il sourit intérieurement. C’était assurément mieux que de piloter chaque jour son DC-9 de Washington à Providence et Harford puis revenir, pour US Air ! Richardson, qui avait été pilote de chasseurs, avait quitté le service huit ans auparavant parce qu’il convoitait le salaire plus élevé et le style de vie plus flatteur d’un pilote de ligne commerciale. Il avait manqué le Viêt-nam, et le vol commercial ne requérait guère ce degré de compétence ; cela n’avait pas l’excitation du rase-mottes au-dessus des arbres.

Pour autant qu’il le sût, le Phacochère n’avait jamais été employé pour des missions d’assaut en mer – autre élément du message. Et il ne faisait aucun doute que ce Phacochère ferait parfaitement l’affaire. Ses munitions antitank seraient très efficaces contre les navires. Les balles de canon et les bombes Rockeye étaient conçues pour lacérer le blindage des tanks de combat, et Richardson ne doutait pas qu’elles en feraient autant aux navires de guerre à coque mince. Dommage que ce ne soit pas pour de bon. Il était temps que quelqu’un inflige une bonne correction aux Ivanoffs.

Un voyant de détecteur radar se mit à clignoter sur son récepteur de menace ; radar à bande S, sans doute fait pour la recherche en surface, et pas assez puissant pour faire revenir le faisceau. Les Soviétiques n’avaient pas de plates-formes d’antennes de radar, et celles dont ils disposaient à bord de leurs navires étaient limitées par la courbe de la terre. Le faisceau passait juste au-dessus de sa tête ; il en devinait le léger frémissement. Ils auraient encore mieux évité toute détection s’ils avaient volé à quinze mètres et non à quarante, mais les ordres étaient formels.

« Vol seconde ligne, ici Sentry-Delta. Dispersez-vous et allez-y », commanda l’AWACS.

Les A-10 s’écartèrent de leur formation initiale serrée pour intercaler des espaces de plusieurs kilomètres entre eux. Les ordres consistaient à se disperser pour l’attaque, à cinquante kilomètres les uns des autres. Quatre minutes. Richardson consulta sa montre digitale ; l’escadrille de seconde ligne était parfaitement à l’heure. Derrière eux, les Phantoms et les Corsairs en formation d’assaut allaient virer vers les Soviétiques, juste pour attirer leur attention. Il allait bientôt les voir...

L’écran infrarouge montrait des petites bosses sur l’horizon projeté – la rangée extérieure de destroyers, les Udaloï et les Sovremenny. L’officier qui leur avait donné les instructions leur avait également montré des croquis et des photos de ces navires de guerre.

Bip ! fit son récepteur d’alerte. Un radar de tir à bande X venait de balayer son appareil et de le perdre, et tentait à présent de retrouver le contact. Richardson alluma son système de contre-mesures électroniques. Les escorteurs n’étaient plus qu’à huit kilomètres. Quarante secondes. « Restez abrutis, camarades », songea-t-il.

Il commença à manœuvrer son avion brutalement, grimpant, retombant, virant à gauche, à droite, sans motif précis. Ce n’était qu’un jeu, mais pourquoi faciliter la tâche aux Ivanoffs. En cas d’attaque réelle, ses Phacochères auraient foncé derrière un essaim de missiles anti-radar, accompagnés par la Belette sauvage qui aurait essayé de brouiller et de détruire les systèmes de contrôle de missiles des Soviétiques. Tout allait très vite, à présent. Un escorteur de l’écran tactique se dressait sur son chemin, et il poussa un peu son gouvernail pour l’éviter en passant à trois cents mètres. Trois kilomètres jusqu’au Kirov – dix-huit secondes.

L’écran infrarouge présentait une image intensifiée. La structure pyramidale mât-avions en attente-radar remplissait tout le pare-brise. Il distinguait des signaux clignotants tout autour du croiseur de combat. Richardson vint un peu sur la droite. Ils devaient passer à cent mètres du navire, ni plus ni moins. Son Phacochère allait leur passer sous le nez, lui à l’avant, et les autres à l’arrière et de chaque côté. Il ne voulait pas raser de trop près. Il vérifia que ses commandes de bombe et de canon étaient bloquées en position de sûreté. Inutile de risquer de se laisser emporter. Dans une attaque réelle, ce serait le moment d’agir sur la détente, et un flot de petits obus serait précipité sur la coque mince des compartiments missiles du Kirov, faisant exploser les missiles sol-air et les missiles de croisière en un grand feu de joie, et déchirant la superstructure comme du papier journal.

A cinq cents mètres, le commandant se prépara à armer la nacelle de fusées éclairantes, fixée à coté du Lantirn.

Go ! Il pressa la touche, qui déploya une demi-douzaine de fusées éclairantes au magnésium de forte intensité. Les quatre appareils de seconde ligne agirent en l’espace de quelques secondes. Le Kirov se trouva brusquement pris dans un volume de lumière bleue et blanche au magnésium. Richardson tira le manche, amorçant un virage montant. L’aveuglante lumière le gênait, mais il voyait la ligne gracieuse du bâtiment de guerre soviétique évoluant rondement sur la mer agitée, tandis que les hommes couraient comme des fourmis sur le pont.

Si nous le voulions, vous seriez tous morts maintenant – vous saisissez le message ?

Richardson alluma sa radio. « Chef de seconde ligne à Sentry-Delta, annonça-t-il en clair. Robin des Bois, je répète, Robin des Bois. Vol de seconde ligne, ici le chef, mettez-vous en formation. On rentre.

— Vol seconde ligne, ici Sentry-Delta. Magnifique ! répondit le contrôleur. Attention, le Kiev a deux Forgers en vol, trente milles à l’est, en route vers vous. Ils devront faire vite pour vous rattraper. Nous vous tiendrons au courant. Terminé. »

Richardson se livra à un rapide calcul mental. Les Forgers ne pourraient sans doute pas les rattraper et, même s’ils y arrivaient, douze Phantoms du 107e groupe d’interception d’avions de combat les attendaient.

« Sacré coup, chef ! » Seconde Ligne 4, celui qui traitait les moissons par avion, s’inséra en douceur à sa place. « Vous avez vu ces dindes nous montrer du doigt ? Bon Dieu, on leur a secoué les puces !

— Attention aux Forgers », avertit Richardson, souriant d’une oreille jusqu’à l’autre sous son masque à oxygène. Pilote de seconde ligne, merde !

« Qu’ils y viennent ! répondit Seconde Ligne 4. Qu’un de ces salauds vienne me frôler avec mon trente, et ce sera sa dernière connerie ! » Quatre était un peu trop agressif pour le goût de Richardson, mais il savait à coup sûr mener son Phacochère.

« Vol de seconde ligne, ici Sentry-Delta. Les Forgers ont fait demi-tour. Tout est dégagé. Terminé.

— Cinq sur cinq, terminé. Okay, vol seconde ligne, on se calme et on rentre. Je crois qu’on n’aura pas volé la paye ! » Richardson vérifia qu’il était sur la bonne fréquence. « Mesdames et Messieurs, ici le commandant Barry l’Ami », déclara-t-il, reprenant la plaisanterie des personnels d’US Air qui était devenue une tradition du 175e. « J’espère que ce vol vous a plu, et je vous remercie de voyager sur Air Phacochère. »

 

Le Kirov

 

A bord du Kirov, l’amiral Stralbo quitta en courant le central information pour gagner la passerelle, mais trop tard. Ils n’avaient acquis les intrus à basse altitude qu’une seule minute, avant la ligne des escorteurs d’écrans. Les artifices américains étaient déjà derrière le bâtiment, et plusieurs brûlaient encore dans l’eau. Il observa que le personnel de la passerelle était ému.

« Soixante à soixante-dix secondes avant qu’ils soient là, amiral, annonça le commandant, nous suivions la force d’attaque, et ces quatre-là – quatre à notre avis – sont arrivés sous notre couverture radar. Nous en tenions deux sous le feu malgré leur brouillage. »

Stralbo se renfrogna. Cette performance était loin de le satisfaire. Si l’attaque avait été réelle, Kirov s’en serait tiré au mieux très endommagé. Les Américains auraient volontiers sacrifié deux ou trois chasseurs pour un croiseur nucléaire. Si toute l’aviation américaine attaquait ainsi...

« L’arrogance de ces Américains est incroyable ! gronda le zampolit.

— Il était stupide de les provoquer, rétorqua aigrement Stralbo. Je savais qu’il arriverait quelque chose de ce genre, mais je l’attendais du Kennedy.

— C’était une erreur, voyons, une simple erreur de pilote, reprit l’officier politique.

— Bien sûr, Vasily. Mais ceci n’était pas une erreur ! Ils nous envoient simplement un message, pour nous rappeler que nous sommes à quinze cents kilomètres de leur côte sans couverture aérienne valable, et qu’ils disposent de plus de quinze cents chasseurs prêts à nous attaquer de l’ouest. Pendant ce temps, le Kennedy nous bloque à l’est comme un loup enragé. Notre position n’a rien de plaisant.

— Les Américains ne seraient pas si fanfarons.

— En êtes-vous sûr, camarade ? Bien sûr ? Et si l’un de leurs appareils commet une " erreur de pilote " ? Et coule un de nos escorteurs ? Et si le président américain appelle Moscou sur la ligne directe pour s’excuser avant que nous puissions rendre compte ? S’ils jurent que c’était un accident et promettent de sanctionner le pilote idiot – hein ? Croyez-vous que le comportement des impérialistes soit très prévisible, si près de leur côte ? Moi pas. Je crois qu’ils attendent le moindre prétexte pour se jeter sur nous. Venez dans ma chambre. Il faut que nous y réfléchissions. »

Les deux hommes se dirigèrent vers l’arrière. La chambre de Stralbo était d’une austérité Spartiate. Le seul ornement au mur était un portrait de Lénine s’adressant aux gardes rouges.

« Quelle est notre mission, Vasily ? demanda Stralbo.

— Appuyer nos sous-marins, les aider à mener leur recherche...

— Exactement. Notre mission consiste à appuyer, et non à lancer des opérations offensives. Les Américains ne veulent pas de nous ici. Objectivement, je peux le comprendre. Avec tous nos engins, nous représentons une menace.

— Mais les ordres sont de ne pas les menacer, protesta le zampolit. Pourquoi voudrions-nous attaquer leur pays ?

— Et bien entendu, les impérialistes reconnaissent que nous sommes de paisibles socialistes ! Allons, Vasily, ce sont nos ennemis ! Evidemment, ils n’ont aucune confiance en nous. Evidemment, ils souhaitent nous attaquer, au plus infime prétexte. Ils s’immiscent déjà dans nos recherches en prétendant nous aider. Ils ne veulent pas de nous ici... et en nous laissant provoquer par leurs actions agressives, nous tombons dans leur piège. » L’amiral fixait un regard vide sur son bureau. « Eh bien, nous allons changer cela. Je vais ordonner à la flotte de cesser tout ce qui pourrait paraître le moins du monde agressif. Nous cesserons toute opération aérienne autre que le patrouillage normal. Nous ne harcèlerons pas leurs unités navales. Nous n’utiliserons que des radars de navigation normale.

— Et ?

— Et nous ravalerons notre orgueil en nous faisant humbles comme des souris. Quelles que soient leurs provocations, nous n’y réagirons pas.

— Certains y verront de la lâcheté, amiral », avertit le zampolit.

Stralbo s’était attendu à cela.

« Ne voyez-vous donc pas, Vasily ? En faisant mine de nous attaquer, ils nous ont déjà conditionnés. Ils nous forcent à activer nos systèmes de défense les plus récents et les plus secrets, de manière à pouvoir amasser des renseignements sur nos radars et nos systèmes de contrôle de tir. Ils scrutent la performance de nos chasseurs et de nos hélicoptères, la maniabilité de nos navires et, surtout, l’efficacité de notre commandement et de notre contrôle. Nous allons mettre fin à tout cela. Notre mission première est trop importante. S’ils continuent à nous provoquer, nous agirons comme si notre mission était entièrement pacifique – elle l’est d’ailleurs en ce qui les concerne – et nous ne leur donnerons rien en contrepartie. Ou bien préférez-vous qu’ils nous empêchent d’accomplir notre mission ? »

Le zampolit marmonna son consentement. S’ils échouaient dans leur mission, l’accusation de lâcheté serait un élément dérisoire. Mais s’ils trouvaient le sous-marin renégat, ils seraient des héros quoi qu’ils aient pu faire d’autre.

 

A bord du Dallas

 

Depuis combien de temps était-il de quart ? se demandait Jones. Il aurait aisément pu le vérifier en pressant la touche de sa montre digitale, mais il ne voulait pas. Ce serait trop déprimant. Moi et ma grande gueule – Qu’est-ce que vous pariez, commandant, mon cul ! jura-t-il intérieurement. Il avait détecté le SM à une distance d’environ vingt milles, peut-être, il l’avait tout juste repéré – et ce bordel d’océan Atlantique qui a cinq mille kilomètres de large ! Il allait lui falloir plus que de la chance.

Bon, il y avait gagné une douche hollywoodienne. Normalement, une douche à bord d’un bâtiment pauvre en eau signifiait quelques secondes pour se mouiller, une minute de savonnage, et encore quelques secondes pour rincer la mousse. Cela vous lavait, mais sans vous donner aucun plaisir. C’était déjà une amélioration sur le bon vieux temps, disaient les anciens. Mais à cette époque-là, répliquait volontiers Jones, les marins devaient ramer – ou marcher au diesel avec des batteries, ce qui revenait au même. Une douche hollywoodienne, c’est le rêve des marins après quelques jours en mer. On laisse l’eau couler, un long flot continu d’eau délicieusement chaude. Le commandant Mancuso offrait volontiers cette détente exquisément sensuelle en récompense de performances hors pair. Cela motivait les hommes. A bord d’un SM, on ne pouvait pas dépenser une prime, et il n’y avait ni bière ni femmes.

Les vieux films – ils faisaient un effort sur ce point. La bibliothèque du bord n’était pas mauvaise, quand on avait le temps de fouiller. Le Dallas avait également deux ordinateurs Apple et quelques dizaines de programmes de jeu ou de divertissement. Jones était le champion incontesté de Choplifter et de Zork. Mais les ordinateurs servaient également à la formation, bien sûr, et les textes d’apprentissage pour les examens pratiques prenaient presque tout le temps d’utilisation.

Le Dallas patrouillait un secteur à l’est des Grands Bancs. Tout bâtiment empruntant la Route numéro 1 tendait à passer par là. Il marchait à cinq nœuds, en remorquant le réseau sonar BQR-15. Il y avait toutes sortes de contacts. D’abord, la moitié des sous-marins de la marine soviétique étaient passés à grande allure, souvent à la suite de SM américains. Un Alfa les avait dépassés à moins de trois mille mètres, lancé à quarante nœuds. Ce serait si facile, s’était dit Jones sur le moment. L’Alfa faisait tant de bruit qu’on aurait pu l’entendre avec un verre contre la coque, et il avait dû baisser l’ampli de son casque au minimum pour ne pas s’abîmer les oreilles.

Dommage qu’ils n’aient pas pu tirer. Le coup était si simple, et la solution de tir si facile qu’un gamin aurait pu le faire avec une vieille règle à calcul. Cet Alfa s’était vraiment offert sur un plateau. Ensuite étaient arrivés les Victors, puis les Charles et les Novembers pour finir. Jones avait écouté les navires de surface plus loin à l’ouest, bien souvent lancés à vingt nœuds, et qui faisaient un bruit d’enfer en heurtant les vagues. Ils étaient très loin, et ne le concernaient pas. Ils essayaient d’acquérir cette cible-là depuis plus de deux jours et Jones n’avait pu dormir qu’une heure ici et là. Bon, c’est pour ça qu’on me paie, se disait-il sombrement. Ce n’était pas la première fois, il l’avait déjà fait, mais il serait bien content quand ce serait fini. Le réseau sonar très évasé était à l’extrémité d’une remorque de trois cents mètres. Jones le surnommait l’appât des baleines. En plus du fait qu’il était le plus sensible de leurs sonars, il protégeait le Dallas contre les intrus qui auraient pu le suivre. D’ordinaire, un sonar de sous-marin fonctionne dans toutes les directions sauf l’arrière – qu’on appelle le cône de silence. Le BQR-15 changeait cela. Jones avait entendu toutes sortes de choses sur ce sonar, des SM et des navires tout le temps, et parfois des avions à basse altitude. Une fois, lors d’un exercice au large de la Floride, il avait entendu plonger des pélicans sans pouvoir situer ce bruit, jusqu’au moment où le commandant avait sorti le périscope. Et puis près des Bermudes, il avait rencontré des baleines amoureuses, qui faisaient un sacré vacarme. Jones avait une copie personnelle de la bande pour s’en servir à terre : certaines femmes trouvaient cela intéressant, dans le genre équivoque. Il sourit intérieurement.

Il y avait un bruit de surface considérable. Les circuits de traitement en filtraient la plus grande partie, et Jones les mettait hors service toutes les trois ou quatre minutes pour avoir le son complet et s’assurer que les processeurs ne filtraient pas trop. Ces appareils étaient idiots ; Jones se demandait si le système de traitement SAPS risquait de laisser perdre une partie de ce signal irrégulier à l’intérieur des puces. C’était un problème, avec les ordinateurs, ou surtout avec la programmation : on disait à la machine de faire quelque chose, et elle allait le faire en se trompant d’objet. Jones s’amusait souvent à créer des programmes. Il avait quelques anciens copains de fac qui inventaient des jeux pour les ordinateurs familiaux ; l’un d’eux gagnait beaucoup d’argent avec les systèmes Sierra-On-Line...

Encore à rêvasser, Jonesy, s’admonesta-t-il. Ce n’était pas facile d’écouter le néant pendant des heures d’affilée. Ce serait une bonne idée, se disait-il, de laisser les opérateurs sonar lire pendant leur service. Il avait cependant trop de bon sens pour le suggérer. Thompson aurait peut-être été d’accord, mais le commandant et les autres officiers supérieurs étaient des ex-opérateurs de réacteur, des inconditionnels du règlement d’acier : Tu observeras chaque instrument de toute ton attention à chaque instant. Jones ne trouvait pas cela très intelligent. Au sonar, c’était différent. Les opérateurs s’épuisaient trop vite. Pour lutter, Jones avait ses bandes de musique et ses jeux. Il pouvait se plonger dans toutes sortes de diversions, et surtout Choplifter. Un homme avait besoin, raisonnait-il, de se plonger dans quelque chose au moins une fois par jour. Et dans certains cas, aussi pendant le service. Même les camionneurs, qui n’étaient pas des intellectuels, avaient des radios et des cassettes pour éviter de se laisser hypnotiser. Mais des marins dans un sous-marin nucléaire qui coûtait près d’un milliard de dollars...

Jones se pencha en avant, pressant les écouteurs sur ses oreilles. Il arracha une page de griffonnages de son bloc et nota l’heure sur une feuille propre. Il procéda ensuite à quelques ajustements des commandes d’acquisition, déjà près du haut de l’échelle, et coupa à nouveau les processeurs. La cacophonie des bruits de surface faillit lui arracher la tête. Jones supporta cela pendant une minute, en manipulant les commandes manuelles de suppression de son pour filtrer le plus gros du bruit à haute fréquence. Ha, ha ! se dit Jones. Peut-être bien que SAPS m’embrouille un peu – trop tôt pour être sûr.

Quand Jones avait commencé à se familiariser avec cet équipement au cours de sonar, il avait éprouvé un désir brûlant de le montrer à son frère, qui avait un doctorat en électricité et travaillait comme consultant dans l’industrie du disque. Il avait onze brevets à son nom. Le matériel du Dallas lui aurait fait sortir les yeux de la tête. Les systèmes de digitalisation des sons qu’utilisait la marine avaient des années d’avance sur les techniques commercialisées. Dommage que ce soit entièrement couvert par le secret, avec tous les trucs nucléaires...

« Monsieur Thompson, appela doucement Jones sans tourner la tête, voulez-vous demander au commandant si nous pourrions appuyer un peu vers l’est et réduire d’un ou deux nœuds ? »

Thompson sortit dans le passage pour transmettre la requête. Les ordres de route et d’allure furent donnés en quinze seconde. Dix secondes plus tard, Mancuso pénétrait dans le compartiment sonar.

Le commandant avait attendu ce moment. Il était apparu deux jours plus tôt que leur contact antérieur n’avait pas agi comme prévu ; il n’avait pas emprunté la route, ou n’avait pas ralenti. Le commandant Mancuso s’était trompé quelque part – s’était-il aussi trompé sur la route de leur visiteur ? Et que s’était-il passé, si leur ami n’avait pas pris la Route numéro un ? Jones avait trouvé la réponse depuis longtemps. Il en faisait un sous-marin lance-engins. Et ces grosses bêtes-là ne vont jamais vite.

Jones était assis comme d’habitude, voûté au-dessus de sa table, la main gauche levée pour demander le silence, tandis que le réseau sonar s’orientait à l’azimut est-ouest précis au bout de sa remorque. Sa cigarette se consumait dans le cendrier, oubliée. Un magnétophone à bandes opérait en continu dans le compartiment sonar ; changées toutes les heures, les bandes étaient conservées pour être ensuite analysées à terre. Il y en avait un second juste à côté, dont on utilisait les enregistrements à bord du Dallas pour réexaminer les contacts. Il se pencha pour le brancher et, se retournant, vit son commandant qui l’observait. Le visage de Jones s’éclaira d’un mince sourire fatigué. « Ouais », souffla-t-il.

Mancuso désigna le haut-parleur, et Jones secoua la tête. « Trop ténu, commandant. Je viens tout juste de le saisir. Plutôt au nord, je pense, mais il me faut encore un moment. » Mancuso fixait l’indicateur d’intensité que Jones tapotait. « Ces saletés de filtres SAPS en gomment une partie !!! Il nous faut des amplis plus doux et de meilleurs filtres à commande manuelle !!! » écrivit-il.

Mancuso se disait que c’était légèrement ridicule. Il observait Jones comme il avait observé sa femme à la naissance de Dominic, et il chronométrait les mouvements de l’indicateur comme il avait chronométré les contractions de sa femme. Mais rien ne pouvait être plus excitant. La comparaison qu’il employait pour l’expliquer à son père était le sentiment qu’on éprouvait le jour de l’ouverture de la chasse, quand on entendait frémir le feuillage, et qu’on savait que ce n’était pas un homme qui faisait ce bruit. Mais c’était encore mieux. Il chassait des hommes, des hommes comme lui, dans un SM comme le sien...

« On entend mieux, commandant. » Jones se redressa et alluma une cigarette. « Il vient vers nous. Je le relève au trois-cinq-zéro, peut-être plutôt trois-cinq-trois. Encore très faible, mais c’est bien lui. Nous le tenons. » Jones décida de risquer une impertinence. Il avait bien mérité un peu de tolérance. « On attend, ou on poursuit, commandant ?

— On attend. Inutile de l’effaroucher. Laissons-le approcher bien tranquillement, tout près, en faisant notre fameuse imitation du trou dans l’eau, et puis nous le suivrons et lui collerons aux fesses pendant quelque temps. Je veux une autre bande, et je veux que le BC-10 fasse un balayage SAPS. Suivez les instructions pour supprimer les algorithmes de traitement. Je veux ce contact analysé, pas interprété. Passez-le toutes les deux minutes. Je veux sa signature enregistrée, digitalisée, brisée et tronquée. Je veux savoir tout ce qu’il y a à savoir sur lui, ses bruits de propulsion, sa signature de réacteur, tout. Je veux savoir exactement qui il est.

— C’est un russkoff, commandant, observa Jones.

— Mais quel russkoff ? »

Mancuso sourit.

« Vu, commandant. » Jones avait compris. Il aurait encore deux heures de quart, mais il en voyait le bout. Presque. Mancuso s’assit et prit un jeu d’écouteurs, chipant au passage une cigarette du paquet de Jones. Il essayait d’arrêter depuis un mois. Mais il aurait davantage de chances à terre.

 

A bord de l’HMS Invincible

 

Ryan arborait à présent un uniforme de la Royal Navy. C’était temporaire. La hâte avec laquelle toute l’opération avait été montée apparaissait entre autres dans le fait qu’il n’avait qu’un seul uniforme et deux chemises. Sa garde-robe entière se trouvait donc à la teinturerie du bord et, en attendant, il portait un pantalon anglais et un chandail. « Typique – se disait-il – personne ne sait même que je suis ici. » Ils l’avaient oublié. Aucun message du président – non qu’il en eût espéré – et Painter et Davenport devaient être trop heureux de pouvoir oublier son passage à bord du Kennedy. Quant à Greer et au juge, ils étaient sans doute fort occupés à quelque folle entreprise, et s’amusaient peut-être même beaucoup à l’idée que Jack Ryan faisait une croisière de plaisir aux frais de la princesse. Ce n’était pas une croisière de plaisir. Jack avait redécouvert sa tendance au mal de mer. Au large du Massachusetts, l’Invincible attendait les forces de surface soviétiques et pourchassait vigoureusement les SM rouges dans le secteur. Ils tournaient activement sur un océan qui ne voulait pas se calmer. Tout le monde était occupé – sauf lui. Les pilotes décollaient deux fois par jour, pour s’entraîner avec leurs partenaires de la marine et de l’aviation américaines, à partir de bases terrestres. Quant aux navires, ils appliquaient les tactiques de guerre de surface. Comme l’avait dit l’amiral White au petit déjeuner, c’était devenu un joyeux prolongement de Dauphin malin. Ryan n’appréciait guère d’être en surnombre. Tout le monde était poli, bien sûr. En fait, cette hospitalité était littéralement écrasante. Il avait accès au central et, quand il observait la manière dont les Anglais chassaient les sous-marins, on lui expliquait tout avec suffisamment de détails pour qu’il en comprenne la moitié.

Pour le moment, il lisait seul dans la chambre de White, qui était devenue son domicile permanent à bord. Ritter avait eu la bonne idée de fourrer un dossier d’étude de la CIA dans son sac. Titre : « Les Enfants perdus : profil psychologique des déserteurs du bloc de l’Est. » Ce document de trois cents pages était l’œuvre d’une commission de psychologues et de psychiatres qui, avec la CIA et diverses autres agences de renseignements, aidaient les transfuges à s’intégrer à la vie américaine – et, il en était sûr, à augmenter la sensibilité au risque dans la sécurité de la CIA. Ce n’était pas qu’il y en eût beaucoup, mais tout ce que faisait la Compagnie avait un revers.

Ryan devait bien admettre que c’était très intéressant. Il n’avait jamais vraiment réfléchi à ce qui faisait d’un homme un transfuge, persuadé qu’il se passait suffisamment de choses de l’autre côté du rideau de fer pour donner l’envie à tout être humain normalement constitué de saisir la première occasion pour filer à l’Ouest. Mais ce n’était pas si simple, lut-il, pas si simple du tout. Chaque transfuge était un cas particulier. L’un pouvait être motivé par les iniquités de la vie en pays communiste et aspirer à la justice, à la liberté religieuse, à trouver un épanouissement personnel, alors qu’un autre pouvait simplement vouloir s’enrichir, après avoir lu comme les capitalistes cupides exploitent les masses, et décidé qu’être un exploiteur avait du bon. Ryan trouva cela cynique, mais intéressant.

Un autre type de transfuge était l’imposteur, élément vivant de désinformation planté sur la CIA. Mais ce genre de personnage était à double tranchant. Il pouvait finalement se révéler un authentique transfuge. L’Amérique, Ryan sourit, pouvait être joliment séduisante, pour quelqu’un habitué à la grisaille de la vie soviétique. Cependant, la plupart de ces mouchards étaient de dangereux ennemis et, pour cette raison, on ne faisait jamais confiance à un transfuge. Jamais. Un homme qui avait changé de pays une fois pouvait recommencer. Même les idéalistes étaient sujets au doute, à des problèmes de conscience pour avoir déserté leur patrie. Dans une note en bas de page, un médecin précisait que, pour Soljenitsyne, le châtiment le plus douloureux était l’exil. Fervent patriote il souffrait davantage de vivre loin de chez lui que de vivre au goulag. Ryan trouvait cela curieux, mais précisément assez pour être vrai.

Le reste du document traitait du problème de leur insertion.

Une proportion non négligeable de déserteurs soviétiques s’étaient suicidés après quelques années. Certains s’étaient simplement trouvés dans l’incapacité de faire face à la liberté, de la même manière que, après une longue peine de réclusion, les prisonniers bien souvent n’arrivent plus à vivre sans le contrôle fortement structuré qui régissait leur existence, et ils commettent de nouveaux crimes dans l’espoir de retourner à cet environnement rassurant. Au fil des ans, la CIA avait mis au point un système pour résoudre ce problème, et un graphique en annexe montrait que les cas d’inadaptation grave diminuaient considérablement. Ryan prenait son temps pour bien lire. En préparant son doctorat d’histoire à l’université de Georgetown, il avait profité de ses moments libres pour assister à des cours de psychologie. Il en était sorti avec la conviction viscérale que les psy ne savaient vraiment pas grand-chose, qu’ils se contentaient de se réunir pour s’entendre sur quelques idées prises au hasard, et qu’ils utiliseraient tous... Il hocha la tête. Il arrivait à sa femme de dire la même chose. Clinicienne enseignante en chirurgie ophtalmologique à l’hôpital Saint Guy de Londres, dans le cadre d’un programme d’échanges, Caroline Ryan voyait tout sous un angle pratique. Si quelqu’un avait des problèmes d’yeux, elle pouvait ou ne pouvait pas y remédier. Mais l’esprit était autre chose, décida Jack après avoir entièrement relu le document, et chaque transfuge devait être traité comme un individu spécifique, manipulé délicatement par un officier traitant compréhensif, qui aurait à la fois le temps et le goût de s’en occuper comme il fallait. Il se demandait s’il saurait bien le faire.

L’amiral White entra. « Vous vous ennuyez, Jack ?

— Pas vraiment, amiral. Quand établirons-nous le contact avec les Soviétiques ?

— Ce soir. Vos gars leur ont fait passer un mauvais quart d’heure, à la suite de l’incident du Tomcat.

— Très bien. Peut-être que les gens vont se réveiller avant qu’il arrive quelque chose de vraiment grave.

— Vous croyez à ce risque ? »

White s’assit.

« Eh bien, amiral, s’ils chassent vraiment un sous-marin manquant, oui. Sinon, c’est qu’ils sont ici dans un tout autre but, et je me suis trompé. Pis encore, il me faudra vivre avec cette erreur de jugement – ou mourir avec elle. »

 

A l’hôpital de la base navale de Norfolk

 

Tait se sentait mieux. Le docteur Jameson avait pris la relève pendant plusieurs heures, de sorte qu’il avait pu dormir, recroquevillé sur un canapé de la salle de repos des médecins, pendant cinq heures. C’était apparemment le maximum de sommeil qu’il puisse avoir d’une seule traite, mais cela suffisait à le faire paraître insolemment plus en forme aux yeux de tout l’étage. Il passa un bref appel téléphonique, et on lui apporta du lait. Etant mormon, Tait évitait toute caféine – café, thé, et même boissons au cola – et bien que ce type de discipline fût inhabituelle chez un médecin, pour ne pas parler d’un officier en uniforme, il y pensait rarement, sauf dans les rares occasions où il en faisait observer les bienfaits dans le domaine de la longévité à ses confrères. Tait but son lait, se rasa dans le cabinet de toilette, et reparut prêt à affronter une nouvelle journée.

« Des nouvelles de la radiation, Jamie ? »

Le labo de radiologie avait frappé un grand coup. « Ils ont fait venir d’un ravitailleur de sous-marins un officier spécialisé en nucléonique et il a passé les vêtements au scanner. Il y avait peut-être une contamination de vingt rads, mais insuffisante pour produire des effets physiologiques. Je crois que c’était probablement dû au fait que l’infirmière a pris l’échantillon sur le dos de la main du Russe. Les extrémités devaient encore souffrir du resserrement vasculaire. Cela pourrait expliquer la chute des leucocytes. Peut-être.

— Comment va-t-il, autrement ?

— Mieux. Pas beaucoup, mais mieux. Je pense que ce pourrait être l’effet du keflin. » Le médecin ouvrit le dossier. « Les leucocytes remontent. Je lui ai injecté une unité de sang entier, il y a deux heures. La formulation sanguine approche des limites normales. Tension artérielle, 10-6, rythme cardiaque, 94. La température, il y a dix minutes, était à 39 – elle oscille depuis plusieurs heures. Le cœur semble aller bien. En vérité, je crois qu’il va s’en tirer, à moins d’événement inattendu. »

Jameson se rappelait malgré tout que, dans les cas d’extrême hypothermie, l’inattendu pouvait se produire au bout d’un mois ou même davantage.

Tait examina le dossier en se souvenant que, des années auparavant, il avait été un brillant jeune médecin, comme Jamie, persuadé de pouvoir guérir la terre entière. C’était un sentiment agréable. Dommage que l’expérience – dans son cas, deux ans à Danang – vous l’extirpe. Mais Jamie avait raison ; l’amélioration était assez nette pour donner une image plus positive des chances de survie du malade.

« Que fabriquent les Russes ? demanda Tait.

— C’est Petchkine qui monte la garde, en ce moment. Quand son tour est venu de se changer, figurez-vous qu’il a fait garder ses vêtements par le commandant Smirnov, comme s’il croyait que nous allions les lui voler ? »

Tait expliqua que Petchkine était un agent du KGB.

« Sans blague ? Il a peut-être une arme cachée. » Jameson eut un petit rire. « Dans ce cas, il ferait mieux d’être très prudent. Nous avons trois marines avec nous à l’étage.

— Des marines ? Pour quoi faire ?

— J’avais oublié de vous le dire. Un journaliste a découvert que nous avions un Russkoff ici, et il a essayé de se faufiler. Une infirmière l’a arrêté. Quand l’amiral Blackburn l’a appris, il est devenu fou furieux. L’étage entier est fermé. Quel est donc ce grand secret ?

— Pas idée, mais c’est comme ça. Que pensez-vous de ce type, Petchkine ?

— Je ne sais pas. Je n’avais jamais rencontré de Russes. Ils ne sourient pas des masses. A la façon dont ils se relaient pour garder le malade, ils ont l’air de croire que nous voulons le supprimer !

— Ou bien qu’il va dire des choses que nous ne devons pas entendre ? réfléchit Tait à voix haute. Avez-vous eu l’impression qu’ils ne tenaient pas à le voir s’en tirer ? Je veux dire, quand ils refusaient de nous révéler la nature de son sous-marin ? »

Jameson y pensa un instant.

« Non. Les Russes sont connus pour faire mystère de tout, non ? Et puis de toute façon, Smirnov a craché le morceau.

— Allez dormir, Jamie.

— Okay, commandant. »

Jameson s’éloigna en direction de la salle de repos.

« Nous leur avons demandé quel type de sous-marin c’était, songeait le capitaine, pour savoir s’il s’agissait d’un navire à propulsion nucléaire ou non. Mais peut-être ont-ils cru que nous leur demandions si c’était un lance-missiles ? C’est logique, non ? Ouais. Un SM lance-missiles juste au ras de nos côtes, et toute cette activité en Atlantique Nord. Saison de Noël. Mon Dieu ! S’ils voulaient faire quelque chose, ils le feraient maintenant, non ? » Il s’engagea dans le corridor. Une infirmière sortait de la chambre avec un échantillon de sang pour le porter au labo, comme on le faisait toutes les heures, laissant Petchkine seul avec le patient pendant plusieurs minutes.

Tait aperçut alors Petchkine par la fenêtre, assis près du lit, et les yeux fixés sur son compatriote, qui demeurait inconscient. Il portait la tenue verte aseptique. Faites pour s’enfiler en vitesse, ces tenues étaient réversibles, avec une poche de chaque côté, pour que le chirurgien ne perde pas une seconde à regarder si c’était à l’envers. Au moment où Tait l’observait, Petchkine passa la main dans son encolure échancrée, pour chercher quelque chose.

« Mon Dieu ! » Tait s’élança par la porte battante. L’air surpris de Petchkine se mua en effarement quand le médecin lui arracha des mains cigarette et briquet, puis en fureur quand il fut soulevé de son siège et jeté dehors. Tait était plus petit, mais cette brusque éruption d’énergie lui suffit à projeter l’homme hors de la pièce. « Sécurité ! hurla Tait.

— Qu’est-ce que cela signifie ? » s’enquit Petchkine. Tait le maintenait au corps à corps. Aussitôt, il entendit des pas précipités dans le couloir, en provenance du hall.

« Qu’y a-t-il, commandant ? » Un caporal du corps des marines s’arrêta devant eux, essoufflé, avec un Coït 45 à la main.

« Cet homme vient de tenter d’assassiner mon patient !

— Quoi ! » Petchkine était cramoisi.

« Caporal, vous monterez désormais la garde devant cette porte. Si cet homme essaie d’y entrer, arrêtez-le par tous les moyens. Compris ?

— Oui, commandant. » Le caporal regarda le Russe. « Monsieur, veuillez vous écarter de cette porte.

— Que signifie cet outrage ?

— Monsieur, veuillez vous écarter de cette porte immédiatement. »

Le marine remit son arme à l’étui.

« Que se passe-t-il ici ? » Ivanov avait assez de bon sens pour poser la question calmement, en restant à trois mètres.

« Docteur, voulez-vous oui ou non que votre marin survive ? demanda Tait en essayant de se ressaisir.

— Quoi... Evidemment, nous voulons qu’il survive. Comment pouvez-vous poser cette question ?

— Alors pourquoi votre camarade Petchkine vient-il de tenter de l’assassiner ?

— Je n’ai rien fait de tel ! » rugit Petchkine. Avant que Tait eût pu répondre, Petchkine parla rapidement en russe, puis revint à l’anglais. « Je voulais fumer, voilà tout. Je n’ai pas d’arme. Je ne veux tuer personne. Je souhaite simplement fumer une cigarette.

— Nous avons des panneaux Défense de fumer partout à cet étage, excepté dans le hall – vous ne les avez pas vus ? Vous étiez dans la salle de réanimation, avec un patient sous oxygène à cent pour cent, des vêtements et de la literie saturés d’oxygène, et vous alliez allumer votre saloperie de briquet ! » Le docteur Tait employait rarement ce langage. « Oh, bien sûr, vous auriez eu quelques brûlures, on aurait cru à un accident... et ce gamin serait mort ! Je sais ce que vous êtes, Petchkine, et je ne pense pas que vous soyez si stupide. Quittez cet étage ! »

L’infirmière, qui avait observé la scène, entra dans la chambre du malade. Elle en ressortit avec un paquet de cigarettes, deux cigarettes déjà sorties, un briquet à gaz en plastique, et une curieuse expression sur le visage.

Petchkine avait viré au gris cendre. « Je vous assure, docteur Tait, que je n’avais aucune intention de ce genre. Que dites-vous qu’il serait arrivé ?

— Camarade Petchkine, répondit Ivanov en anglais, lentement, il se produirait une explosion et un incendie. On ne peut pas allumer de flamme à proximité de l’oxygène.

— Nitchevo ! » Petchkine comprenait enfin ce qu’il avait fait. Il avait attendu le départ de l’infirmière – les gens du milieu médical ne vous laissent jamais fumer, quand on leur demande. Il ne connaissait rien aux hôpitaux et, étant agent du KGB, il avait l’habitude de faire ce qu’il voulait. Il se mit à parler en russe à Ivanov. Le médecin soviétique ressemblait à un parent écoutant les explications d’un enfant à propos d’un verre brisé. Sa réponse fut animée.

Pour sa part, Tait commençait à se demander s’il n’avait pas réagi un peu fort – les fumeurs étaient tous des imbéciles, d’abord !

« Docteur Tait, déclara finalement Petchkine, je vous jure que je ne savais rien de cette histoire d’oxygène. Peut-être suis-je stupide.

— Infirmière », Tait se retourna, « nous ne laisserons plus notre patient un seul instant sans la surveillance de notre personnel – jamais. Faites venir quelqu’un du labo pour prendre les échantillons de sang ou autres. Si vous devez aller aux toilettes, faites-vous remplacer d’abord.

— Oui, docteur.

— Plus question de faire des conneries, monsieur Petchkine. Une seule entorse au règlement, et vous quittez l’étage pour de bon. Vous comprenez bien ?

— Ce sera comme vous dites, docteur, et veuillez me permettre de vous faire mes excuses.

— Ne bougez pas d’ici », ordonna Tait au marine.

Il s’éloigna en hochant la tête, furieux contre les Russes, embarrassé par son comportement, regrettant de ne pas être à Bethesda, qui était sa vraie place, et regrettant de ne pas savoir jurer avec plus d’aisance. Il prit l’ascenseur de service, descendit au premier étage, et passa cinq minutes à chercher l’officier de renseignements qui avait fait le voyage avec lui. Il finit par le trouver dans une salle de loisirs, jouant à Pac Man. Ils s’entretinrent dans le bureau vacant de l’administrateur de l’hôpital.

« Vous croyez vraiment qu’il essayait de tuer le type ? demanda l’officier, incrédule.

— Qu’étais-je censé croire ? répliqua Tait. Qu’en pensez-vous ?

— Je crois qu’il a simplement fait une connerie. Ils veulent ce petit gars vivant – non, avant tout, ils veulent qu’il parle – encore bien plus que vous.

— Comment le savez-vous ?

— Petchkine appelle son ambassade toutes les heures. Nous les avons sur écoute, bien sûr. Qu’en dites-vous ?

— Et si c’était un piège ?

— S’il est aussi bon acteur, il devrait faire du cinéma. Maintenez le garçon en vie, docteur, et faites-nous confiance pour le reste. Mais c’est une bonne idée, d’avoir placé un marine en faction. Cela va les contrarier. Jamais rater une chance de les contrarier ! Alors, quand va-t-il reprendre conscience ?

— Impossible à dire. Il est encore fiévreux, et très faible. Pourquoi veulent-ils qu’il parle ? demanda Tait.

— Pour savoir sur quel sous-marin il était. Le contact KGB de Petchkine a lâché ça au téléphone – imprudent ! Très imprudent ! Ils doivent être vraiment très excités là-dessus.

— Et nous ? Nous savons quel sous-marin c’était ?

— Bien sûr, répondit l’officier de renseignements d’un air mystérieux.

— Mais alors que se passe-t-il, pour l’amour du ciel !

— Peux pas vous dire, doc. » L’officier sourit comme s’il savait tout mais, en vérité, il baignait dans la même ignorance que les autres.

 

A l’arsenal de Norfolk

 

L’USS Scamp était à quai, tandis qu’une énorme grue déposait l’Avalon sur son support. Le commandant suivait l’opération d’un air impatient, du haut du kiosque. Il avait été rappelé avec son bâtiment alors qu’il poursuivait des Victors, et cela ne lui plaisait pas du tout. Le commandant du SM d’attaque venait de faire un exercice de recherche et de sauvetage quelques semaines plus tôt, et pour l’instant il avait mieux à faire que de jouer à la maman baleine avec ce foutu joujou inutile. Et puis la présence de ce mini-sous-marin perché sur le panneau de secours allait lui faire perdre dix nœuds sur sa vitesse maximale. Sans parler des quatre hommes supplémentaires à coucher et nourrir. Le Scamp n’était pas si vaste.

Au moins, cela leur rapporterait des vivres. Le Scamp avait passé cinq semaines en mer quand l’ordre de rappel était arrivé. Leurs réserves de légumes frais étaient épuisées, et ils profitaient de l’occasion pour se faire livrer par camion. Un homme se lasse vite de la salade aux légumes secs. Ce soir, ils auraient de la vraie laitue, des tomates et du maïs frais au lieu de conserves. Mais cela ne compensait pas le fait qu’il y avait là-bas des Russes, dont il fallait s’inquiéter.

« Tout est bien arrimé ? cria le commandant en direction de la plage arrière.

— Oui, commandant. Nous sommes prêts quand vous le serez, répondit le lieutenant de vaisseau Ames.

— Central, appela le commandant au téléphone, paré à manœuvrer dans dix minutes.

— Nous sommes parés, commandant. »

Un remorqueur attendait, pour les aider à sortir du bassin. C’était Ames qui avait les ordres pour la mission, et cela ne plaisait pas non plus au commandant. Ils n’allaient sûrement pas repartir en chasse, pas avec ce foutu Avalon sur le dos.

 

A bord d’Octobre rouge

 

« Regardez là, Svyadov, déclara Melekhine. Je vais vous montrer comment raisonne un saboteur. »

L’enseigne s’approcha et regarda. L’ingénieur lui montrait une vanne de sécurité sur l’échangeur de chaleur. Avant de s’expliquer, Melekhine alla décrocher le téléphone.

« Commandant, ici Melekhine. J’ai trouvé. Il faut absolument arrêter le réacteur pendant une heure. Nous pouvons faire marcher la chenille sur batteries, non ?

— Bien sûr, répondit Ramius. Allez-y. »

Melekhine se tourna vers son adjoint. « Stoppez le réacteur et passez les moteurs de la chenille sur batteries.

— Tout de suite, camarade. » L’officier se mit aussitôt à manœuvrer.

Le temps consacré à chercher la fuite avait paru long à tous. Lorsqu’ils avaient découvert que les compteurs Geiger étaient sabotés, et que Melekhine et Borodine les avaient réparés, ils avaient entrepris un contrôle complet du compartiment du réacteur, tâche diablement difficile s’il en est. Il n’avait jamais été question d’une fuite importante de vapeur, sans quoi Svyadov l’aurait cherchée avec un balai – même une toute petite fuite pouvait facilement faire disparaître un bras. Ils avaient réfléchi qu’il devait s’agir d’une petite fuite dans les systèmes à basse pression. N’est-ce pas ? C’était de ne pas savoir qui avait troublé tout le monde.

La vérification menée par l’ingénieur et l’officier en second n’avait pas duré moins de huit heures, pendant lesquelles le réacteur était de nouveau resté arrêté. Ce qui coupait l’électricité dans tout le bâtiment, à l’exception de l’éclairage de secours et des moteurs de chenille. Même la ventilation avait été réduite. Et l’équipage avait commencé à murmurer.

Le problème, c’était que Melekhine ne trouvait toujours pas la fuite et que, la veille, quand les badges avaient été développés, il n’y avait rien sur eux ! Comment était-ce possible ?

« Allons, Svyadov, dites-moi ce que vous voyez. » Melekhine revint et montra à nouveau. « La vanne de purge de l’eau. »

Ouverte uniquement au port, quand le réacteur était froid, elle servait à vider le système de refroidissement et à contrôler l’éventuelle contamination de l’eau. C’était une grosse vanne parfaitement banale, solide, avec un grand volant. Le bec situé juste au-dessous, sous la porte pressurisée du tuyau, était fileté plutôt que soudé.

« Une grosse clé de chasse, s’il vous plaît, lieutenant. » Melekhine faisait durer la leçon, songea Svyadov. Il était le prof le plus lent qui soit, quand il essayait de communiquer quelque chose d’important. Svyadov revint avec une clé d’un mètre de long. Le chef ingénieur attendit que le réacteur soit arrêté, puis vérifia un manomètre à deux reprises pour s’assurer que les tuyaux étaient dépressurisés. C’était un homme soigneux. La clef fut ajustée sur le volant, et il la tourna. Cela vint aisément.

« Vous voyez, lieutenant, les filetages du collecteur tournent sur l’emboîtement de la vanne. Comment est-ce possible ?

— Les filetages sont sur la paroi extérieure du collecteur, camarade. C’est la vanne même qui subit la pression. Le volant qui est vissé dessus n’est que la tête d’un clapet. La nature de l’assemblage ne compromet pas la boucle de pression.

— Correct. Un raccord vissé n’est pas assez fort pour la pression totale du réacteur. »

Melekhine dévissa entièrement le raccord à la main. Il se révélait parfaitement fabriqué, les filetages encore brillants.

« Et voilà le sabotage.

— Je ne comprends pas.

— Quelqu’un a soigneusement préparé son coup, lieutenant. » La voix de Melekhine exprimait la rage et l’admiration. « En pression normale, c’est-à-dire en vitesse de croisière, le système est pressurisé à huit kilos par centimètre carré, correct ?

— Oui, camarade, et à pleine puissance, la pression augmente de quatre-vingt-dix pour cent. » Svyadov savait tout cela par cœur.

« Mais nous allons rarement à pleine puissance. Ce que nous avons ici, c’est un cul-de-sac de la boucle de vapeur. Maintenant, on a percé ici un petit trou, à peine un millimètre. Regardez. » Melekhine se pencha pour regarder lui-même. Svyadov était ravi de garder ses distances. « Même pas un millimètre. Le saboteur a ôté le raccord, percé le trou, puis remis le raccord. Le minuscule trou permet le passage d’une quantité infime de vapeur, très lentement. La vapeur ne peut pas monter, puisque le raccord appuie sur son support. Regardez-moi ce travail de précision ! C’est parfait, voyez-vous, parfait ! La vapeur ne peut donc pas s’échapper vers le haut. Elle ne peut que se forcer un chemin autour des filetages, jusqu’à ce qu’elle arrive enfin à s’échapper par le bas. Juste assez. Juste assez pour contaminer ce compartiment avec de minuscules doses. » Melekhine releva la tête. « Quelqu’un s’est montré très fort. Assez fort pour savoir exactement comment fonctionne notre appareil propulsif. Quand nous avons réduit la puissance pour chercher la fuite, la première fois, il ne restait plus assez de pression dans la boucle pour forcer la vapeur à descendre le long des filetages, et nous ne pouvions donc pas repérer la fuite. Il n’y a suffisamment de pression qu’à puissance normale – mais quand on recherche une fuite, on baisse le régime. Et si nous avions mis la puissance maximale, qui sait ce qui serait arrivé ? » Melekhine hocha admirativement la tête. « Quelqu’un s’est montré très, très fort. J’espère le rencontrer. Oh, j’espère bien rencontrer ce type si fort. Car ce jour-là, je prendrai une grosse paire de tenailles en acier...», la voix de Melekhine baissa jusqu’à devenir un chuchotement... « et je lui écraserai les couilles ! Donnez-moi le petit fer à souder, camarade. Je sais réparer cela moi-même en quelques minutes. »

L’ingénieur n’avait qu’une parole. Il ne laisserait personne approcher de son boulot. C’était son réacteur et sa responsabilité. Svyadov n’y voyait certes aucun obstacle. Une minuscule goutte d’acier inoxydable fut introduite dans le trou, et Melekhine lima ensuite la surface avec des outils de bijoutier pour protéger les filetages. Puis, avec un pinceau, il étala un produit étanche à base de caoutchouc sur les filetages, et revissa soigneusement le raccord. A la montre de Svyadov, l’opération entière avait duré vingt-huit minutes. Comme on le lui avait dit à Leningrad, Melekhine était le meilleur ingénieur mécanicien de sous-marins.

« Essai de pression statique, huit kilos », ordonna-t-il à l’ingénieur en second.

Le réacteur fut réactivé. Cinq minutes plus tard, la pression remontait progressivement jusqu’à la pleine puissance. Melekhine maintint un compteur sous la fuite pendant dix minutes – et n’obtint rien, même au niveau du second raccord. Il téléphona au commandant pour lui rendre compte que la fuite était réparée.

Melekhine fit revenir les matelots dans le compartiment, pour leur faire ranger les outils.

« Vous voyez comment on fait, lieutenant ?

— Oui, camarade. Cette seule fuite suffisait-elle à causer la contamination ?

— C’est clair. »

Svyadov s’interrogeait. Le compartiment du réacteur n’était qu’un assemblage de tuyaux et de raccords, et ce petit sabotage n’avait pas dû prendre longtemps. Et s’il y avait d’autres bombes à retardement dissimulées dans cet ensemble ?

« Je crois que vous vous inquiétez trop, camarade, dit Melekhine. Oui, j’y ai réfléchi. En arrivant à Cuba, nous ferons un essai statique à pression maximale, pour contrôler le système entier mais, pour le moment, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Nous allons poursuivre le quart par périodes de deux heures. Il est possible que l’un de nos hommes soit le saboteur, et je ne laisserai personne assez longtemps dans ce compartiment pour pouvoir commettre d’autres méfaits. Vous devrez surveiller attentivement les gens. »

A la poursuite d'Octobre Rouge
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Clancy,Tom-[Jack Ryan]A la poursuite d'Octobre Rouge.(The hunt for Red October).(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Clancy,Tom-[Jack Ryan]A la poursuite d'Octobre Rouge.(The hunt for Red October).(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Clancy,Tom-[Jack Ryan]A la poursuite d'Octobre Rouge.(The hunt for Red October).(1984).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm